CHAPITRE 14
Quand Spence reprit conscience, Gita, penché sur lui, tenait sa tête entre ses mains potelées. Adjani tendait un gobelet rempli d’eau à la hauteur de sa bouche. « Tiens, bois cela. Doucement. C’est bien. »
Spence essaya de s’asseoir. À part une douleur lancinante dans la tête, il se sentait bien. « Cela a duré combien de temps ? » Il se frotta la tête et la fit pivoter sur ses épaules, comme pour s’assurer que tout était en état de marche.
« Pas longtemps. Quelques minutes peut-être.
— Il fait trop chaud pour voyager à pied pendant la journée », dit Gita. C’est ce qu’il ne cessait de répéter depuis qu’ils avaient rejoint la route mais ils avaient marché toute la matinée sans s’arrêter. « Je pense que nous devrions faire une pause.
— Non. Continuons, dit Spence, l’air décidé. Nous finirons peut-être par trouver un moyen de transport. Gaur est juste devant nous, c’est ce que vous avez dit, n’est-ce pas ?
— Il ne faut pas traiter à la légère l’insolation, Spencer Reston. » La peau foncée de Gita était maintenant franchement tannée. La fatigue du voyage se lisait sur ses traits.
« Nous devrions faire une pause. Gita a raison. Il fait trop chaud pour marcher au milieu de la journée. Nous repartirons au coucher du soleil. »
Spence cligna des yeux et les tourna vers le ciel. La sphère chauffée à blanc du soleil semblait taper sur eux avec une particulière violence : c’était peut-être bien un coup de soleil qui l’avait terrassé.
Peut-être, mais il y avait aussi quelque chose d’autre. Il se souvenait d’avoir prononcé le nom d’Ari au moment où il avait été touché, et il sentait vaguement qu’elle – ou quelqu’un d’autre – essayait d’entrer en communication avec lui d’une façon ou d’une autre. Il abaissa son regard en direction de Gita et d’Adjani. Des taches noires flottaient devant ses yeux et il avait du mal à se tenir debout.
« L’insolation, répétait Gita, cela n’est pas bon.
— Il vaut mieux se reposer, Spence. Pendant deux heures au moins. »
Spence fit signe qu’il était d’accord et ils firent encore quelques mètres le long de la route en direction d’un énorme banyan. Ils s’allongèrent à l’ombre sous l’entrelacs des branches, entre les nombreux troncs auxiliaires.
Il but encore un peu d’eau et resta assis un moment, la tête entre les mains. Le paysage au nord ondulait, comme projeté sur un écran flottant au vent, tandis que des vagues de chaleur s’élevaient de la terre. Il n’avait pas prêté attention à la chaleur jusque-là, mais maintenant, il en était très conscient.
La tête enturbannée de bleu de Gita avait trouvé appui sur une pierre, et ses ronflements remplissaient l’air d’un bruit de sieste, accompagné du bourdonnement des mouches réfugiées sous les branches : Spence sentit la fatigue et la tension s’évanouir.
Il s’étendit, adossé à l’écorce fraîche d’un des innombrables troncs, les jambes allongées devant lui. Tout de suite il ressentit les bienfaits de la détente. Il écouta un moment les ronflements, les bourdonnements et les cris espacés des oiseaux, puis il laissa le sommeil l’envahir.
Le soleil était orange et déjà proche de l’horizon quand Spence se réveilla. Gita ronflait toujours et tout proche, lui parvenait le rythme régulier de la respiration d’Adjani. Les mouches bourdonnaient toujours au-dessus de leurs têtes et les oiseaux jacassaient sur les plus hautes branches de l’arbre.
Mais il y avait aussi quelque chose de nouveau. C’était cela, bien qu’il ne pût l’identifier, qui l’avait tiré de son sommeil.
Il écouta, parfaitement immobile, dirigeant une oreille attentive vers le silence de la forêt qui les entourait. Le bruit se produisit de nouveau comme une réponse à sa curiosité : un grognement sourd et un froissement de feuilles comme si quelque chose de grande taille se déplaçait à travers le sous-bois. Puis il s’éloigna et parut plus lointain que dans son souvenir, bien qu’il n’en fût pas sûr : il en avait pris conscience pour la première fois durant son sommeil.
Spence se leva et retourna jusqu’à la route. Il s’arrêta pour écouter de nouveau et se mit à marcher en longeant le bas-côté, dans la direction qu’ils avaient suivie jusque-là. Tous ses sens en éveil, il avait le sentiment inexplicable d’être guidé dans la direction de la source du bruit inconnu. Il eut un rapide regard en arrière vers l’arbre où Gita et Adjani dormaient toujours, et poursuivit sa chasse.
Devant lui, la route descendait vers une vallée étroite. Au moment où Spence atteignait le point qui dominait la vallée et l’amorce de la descente, il crut voir quelque chose se faufiler furtivement dans la brousse sur le côté de la route. Il y eut un vague mouvement tandis qu’il tournait son regard dans cette direction et un frémissement dans les branches à l’endroit où la chose avait disparu.
Sans bien savoir ce qu’il poursuivait, il sentait que cela n’avait rien d’humain. Il ne pouvait plus imaginer la possibilité de tomber sur une autre bande de goondas, bien que les probabilités fussent aussi fortes qu’avant.
En s’approchant, Spence ralentit et s’accroupit, progressant avec la plus grande discrétion possible. La voix intérieure qui l’avait alerté lui disait : « Vas-y ! Doucement ! » Il obéit.
Il se laissa glisser sur le bas-côté de la route où la brousse devenait plus dense et presque impénétrable. Il perçut un bruit de feuilles froissées et de branches cassées. Un reniflement sourd, comme le son d’un moteur qui s’arrête, lui parvint à travers la brousse. Puis le bruit cessa.
Spence ne bougeait pas d’un poil. Il restait à demi accroupi, scrutant l’épaisse végétation et il avait l’impression déroutante que quelque chose – ou quelqu’un – l’observait.
Il y eut un bruit assourdi de pas. Lents et assurés, ils se dirigeaient vers lui.
En face de lui les feuilles des arbustes s’agitèrent et il vit au-dessus d’eux quelque chose de long et mince émerger en ondulant comme un serpent de l’orée de la brousse.
Instinctivement, il fit un bond en arrière. La chose disparut aussitôt.
Mais en reculant, il remarqua une chose qui répondait à ce qu’il voulait savoir : une petite lèvre rose et deux narines.
Il se baissa pour arracher avec leurs racines une poignée des hautes herbes qui l’entouraient puis il revint sur la route.
Il éleva la voix et appela : « Simba ! Viens, Simba ! Viens ! »
Il attendit, mais il ne se passa rien bien qu’il sentît que la chose le guettait. Il répéta ses appels tout en tendant sa poignée d’herbe.
Il y eut un léger grognement ; la brousse bougea et s’écarta, et il en sortit un grand éléphant gris.
L’animal se dirigea lentement vers Spence, avec précaution, agitant sa trompe, le reniflant. Il s’approcha avec une grâce majestueuse et secoua la tête en faisant battre ses oreilles comme s’il essayait de se faire une opinion sur lui. Puis il vit l’herbe, et la trompe descendit pour tâter l’appât.
Spence ouvrit la paume de sa main et l’éléphant, d’un mouvement agile de l’extrémité de son appendice flexible, saisit le cadeau et le porta à sa bouche.
« Bien, Simba ! dit Spence d’une voix calme. Doucement ! Personne ne te fera de mal. » Il continuait à lui parler d’un ton rassurant tout en examinant l’animal.
Il se rendit compte très vite que l’éléphant souffrait : dès qu’il était sorti de la brousse, il avait remarqué le bât vide sur son dos. Très probablement, il s’était enfui après avoir perdu son cornac.
Puis il en découvrit la raison : du sang coulait sur l’épaule de l’animal et un morceau de l’oreille qui saignait avait été arraché.
Les goondas, pensa Spence. Ils avaient attaqué le conducteur et ses passagers et l’éléphant avait réussi à s’échapper. Il ne savait pas si les éléphants étaient communs dans cette partie de l’Inde, mais rien ne l’étonnait plus dans ce pays. Il pouvait aussi bien imaginer une caravane d’éléphants qu’un convoi de vieilles voitures.
L’éléphant ayant accepté l’offrande pacifique de cet humain non agressif, décida d’accepter aussi l’homme. Il s’approcha : Spence resta immobile. La trompe se balança et se mit à l’inspecter, tâtant les poches de son survêtement et reniflant son cou et ses poignets.
Il se soumit à l’examen avec dignité et stoïcisme, émerveillé devant l’adresse des mouvements d’un animal aussi énorme. Il lui parla calmement, leva une main pour caresser sa trompe et sentit la chaleur frémissante de la créature. « Cela suffit maintenant, Simba. Je suis ton ami. Je vais m’occuper de toi. Gentille, Simba. » La trompe vint s’enrouler autour de sa main et pressa sa lèvre rose dans le creux de sa paume. Il caressa la trompe et s’approcha pour caresser la joue. « Tu veux bien venir avec moi ? Oui ? Tu veux bien ? Bon. Alors suis-moi. »
Il s’écarta de l’animal et lui tourna le dos. Il se mit à marcher d’un pas ferme et lent, refrénant son envie de se retourner pour voir si l’éléphant suivait. Il voulait faire comme s’il attendait de l’animal qu’il lui obéisse comme à son vrai maître.
Spence fut récompensé lorsqu’il sentit une traction sur son bras. Il vit alors que la trompe de l’éléphant était enroulée autour de son poignet. Il la caressa et continua sa marche.
Quand ils atteignirent le banyan, ils s’arrêtèrent et Spence cria : « Debout les enfants ! Je nous ai trouvé un moyen de transport. »
Adjani fut le premier à se lever. Il poussa un « Heu ! » d’étonnement. « Où as-tu trouvé cela ? » Il s’avança vers l’animal, tout en se tenant un peu à l’écart pour donner à celui-ci le temps de s’habituer à lui. « Attention, tu vas la vexer. C’est Simba, et elle est d’accord pour nous emmener jusqu’à Darjeeling. »
Adjani fit une grimace et regarda Spence de travers. « Tu veux me faire croire que tu la connais ?
— Pas du tout, admit Spence. Mais je croyais que tous les éléphants s’appelaient Simba. Je l’ai trouvée sur la route. Elle est blessée. »
Gita, en entendant le bruit, se redressa lentement en se frottant les yeux. Il aperçut l’énorme créature et poussa un cri : « Au secours ! » en agitant les bras en l’air. Mais voyant que tout paraissait normal, et que l’éléphant mangeait l’herbe qu’il lui tendait sans attaquer Adjani, il se leva et vint rejoindre ses compagnons.
« Un éléphant en chair et en os ! » répétait-il avec une certaine fierté en l’examinant sur toutes les coutures. « Je savais qu’il en existait encore dans le nord du pays, mais je n’aurais jamais imaginé que je pourrais en voir un.
— Sont-ils vraiment si rares, s’étonna Spence.
— Oui, très rares. Seuls les fonctionnaires de haut rang sont autorisés à en posséder. Ils sont très protégés et utilisés comme moyen de transport dans les déplacements officiels par les gouverneurs de région, comme au temps des maharajas. C’est tout de même mieux qu’une voiture.
— Eh bien, celle-là n’était pas assez protégée, dit Spence. On lui a tiré dessus. Allez chercher votre sac de médicaments et on va voir ce qu’on peut faire pour elle. »
Gita leva les bras au ciel. « Tiré dessus ! Ciel miséricordieux ! Qui oserait tirer sur l’éléphant d’un gouverneur ? Qui oserait une chose pareille ?
— Je parierais sur les goondas.
— Si c’est le cas, nous devrions trouver le reste du groupe un peu plus haut sur la route, à l’endroit de l’embuscade.
— Je n’y avais pas pensé. Vous croyez que les goondas sont toujours dans les parages ?
— Pas s’ils ont attaqué un convoi officiel. Ils ont dû faire leur travail et déguerpir très vite. Ils doivent déjà être loin. Les représailles dans ces cas-là sont rapides et sanglantes. »
Gita revint avec son sac de praticien et le posa par terre. « Je n’ai pas assez de médicaments pour soigner un éléphant, déplora-t-il.
— Ne vous en faites pas. Je ne crois pas que cela soit grave. Tenez, regardez vous-même. »
Spence désignait l’oreille déchirée et la blessure à l’épaule juste derrière. Gita sonda la blessure avec ses doigts pendant qu’Adjani détournait l’attention de l’animal avec une botte d’herbe. « La balle n’a pas pénétré dans la chair, annonça le docteur Gita après son examen. Elle a ricoché sur la peau, sans doute à cause de l’angle de tir et de sa mauvaise qualité. Ils réutilisent souvent de vieilles cartouches, vous savez. Nous allons nettoyer la blessure avec un antiseptique et étaler dessus de la boue pour la protéger des mouches. Dans quelques jours, elle sera aussi belle qu’avant.
— Est-ce qu’elle nous fera assez confiance pour nous laisser la monter ? Qu’en pensez-vous ?
— Vous voulez monter cet animal ? » Gita ouvrit de grands yeux de surprise.
« Certainement. Et jusqu’à Darjeeling. Cela ne devrait pas trop vous surprendre. J’avais dit que nous aurions besoin d’un moyen de transport et le voici. »
Gita s’écarta en murmurant des choses incompréhensibles. Adjani se mit à rire, Spence caressa la mandibule de l’animal, fixa ses yeux bruns et paisibles et dit : « Il va falloir que tu nous aides, ma fille. Pour nous c’est la première fois. Il faudra que tu nous montres ce qu’il faut faire. D’accord ? »
L’éléphant parut lui adresser un clin d’œil et lova sa trompe autour de son cou.
« Gentille, gentille Simba. Tout ira très bien. »
Gita revint avec un tas de boue posé sur une grande feuille. Il aspergea sa main d’antiseptique contenu dans une fiole brune et en frotta doucement la plaie de l’éléphant. Puis il étala la boue par-dessus en guise de pansement. « Bon. On a fait ce qu’on a pu.
— Alors, allons-y.
— Tu sais conduire ce genre d’engin ? demanda Adjani.
— Non, mais cela ne doit pas être trop difficile. J’ai déjà vu cela dans de vieux films. Voyons voir. » Spence se plaça devant la tête de l’éléphant et dit : « À genoux, ma fille, à genoux, Simba. »
Rien ne se passa.
« Mehrbani se, Simba », dit Adjani.
L’éléphant releva sa trompe et secoua la tête tout en tombant lentement à genoux.
« Je croyais que tu ne connaissais rien aux éléphants, dit Spence.
— C’est vrai, dit Gita. Cela veut simplement dire “s’il vous plaît” en hindi. »
Adjani sourit et étendit les mains. « Cela a marché, n’est-ce pas ?
— Très bien. Qui monte le premier ?
— C’est ton éléphant, Sahib, tu montes le premier. » Adjani lui administra une légère claque dans le dos. « D’accord, trouillards, j’y vais. Il suffit d’attraper une oreille et…» Spence mit le pied sur le genou de l’éléphant, s’assura une prise sur l’oreille droite et d’un rapide rétablissement se retrouva à califourchon sur l’encolure de l’animal. «… C’est facile. »
Adjani le suivit et s’installa dans le bât. Puis ce fut le tour de Gita. Il restait collé au sol, tremblant de peur. « Allez, venez. Vous ne pouvez pas nous suivre à pied et nous ne pouvons pas vous laisser là, à la merci des goondas. Il faut vous décider.
— C’est facile à dire pour vous, Spencer Reston. Mais j’ai une femme et cinq filles merveilleuses. Un homme doit penser à sa famille.
— Allez, Gita. Nous perdons du temps. » Les ombres de la forêt s’allongeaient déjà sur la route dans des tons de bleu de plus en plus sombres.
Spence lui tendit une main. « Allez. Les gens de chez vous font cela depuis un million d’années au moins. »
Gita se mordit la lèvre inférieure et tendit son baluchon. Il saisit la main de Spence et joua des pieds et des mains pour atteindre le bât qu’il agrippa fermement.
« Tout le monde à bord ? lança Spence. On y va. Quelle est la formule, Adjani ?
— Mehrbani se. »
Au commandement, l’éléphant se releva et se mit en route.
Spence réalisa vite qu’il était facile de la diriger d’un petit coup de talon derrière l’oreille : du pied droit pour aller à droite, du gauche pour aller à gauche. Un coup des deux pieds faisait accélérer l’allure.
Et ils s’embarquèrent ainsi, comme les seigneurs d’autrefois à bord de leurs fabuleuses montures aux défenses plaquées d’or. Spence trouvait l’expédition très excitante.
« C’est ce que j’appelle la classe », lança-t-il par-dessus son épaule à ses passagers.
« Est-ce que maintenant tu crois ? cria Adjani.
— Je commence à croire, dit Spence pour lui-même. Je crois que je commence à croire. »